L’Art d’avoir toujours raison – Arthur Schopenhauer
Ce court essai, contrairement à ce qu’on pourrait attendre du titre, ne nous livre pas la méthode pour toujours détenir la vérité objective. Schopenhauer y rassemble en réalité une liste de stratagèmes qui permettent, une fois maîtrisés, de toujours donner l’impression que nous avons raison, même dans les cas ou nous savons que nous avons tort. Il ne s’agit pas d’avoir raison sur le fond, mais sur la forme! Ainsi, cet ouvrage s’apparente plutôt à un guide de rhétorique, traitant de l’art de la “dialectique éristique” (l’art de la controverse), ou l’art d’avoir raison par tous les moyens possibles (per fas et nefas).
L’auteur précise par ailleurs que « chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. Ils parlent avant d’avoir réfléchi, et même s’ils se rendent compte après coup que leur affirmation est fausse et qu’ils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire » Selon lui, si l’homme était honnête, il chercherait toujours la vérité et accepterait d’avoir tort au nom de cette-dernière. Cependant, la “vanité inné” présente chez l’homme l’empêche de concevoir qu’il est en tort et que son adversaire a raison.
De nature de mauvaise foi, j’ai retrouvé dans ce petit trésor des ruses dont je faisais déjà l’usage, mais aussi de nouvelles qu’il est bon de retenir face à un adversaire particulièrement coriace. J’apprécie aussi fortement le sarcasme et le pragmatisme de Schopenhauer!
Voici quelques-uns de mes stratagèmes préférés, même si je voudrais tous les mentionner… Il suffit de lire le fameux Ultime stratagème pour avoir une idée du ton général que prend Schopenhauer pour nous livrer tous ses subterfuges!
Stratagème 14
« Un tour pendable consiste, quand il a répondu à plusieurs questions sans que ses réponses soient allées dans le sens de la conclusion vers laquelle nous tendons, à déclarer qu’ainsi la déduction à laquelle on voulait aboutir est prouvée, bien qu’elle n’en résulte aucunement, et à le proclamer triomphalement. Si l’adversaire est timide ou stupide et qu’on a soi-même beaucoup d’audace et une bonne voix, cela peut très bien marcher. Cela relève du fallacia non causae ut causae (faire passer pour une raison ce qui n’en est pas une) »
Stratagème 16
« Argumenta ad hominem ou ex concessis. Quand l’adversaire fait une affirmation, nous devons chercher à savoir si elle m’est pas d’une certaine façon, et ne serait-ce qu’en apparence, en contradiction avec quelque chose qu’il a dit ou admis auparavant, ou avec les principes d’une école ou d’une secte dont il a fait l’éloge, ou avec les actes des adeptes de cette secte, qu’ils soient sincères ou non, ou avec ses propres faits et gestes. Si par exemple il prend parti en faveur du suicide, il faut s’écrier aussitôt : « Pourquoi ne te pends-tu pas ? » Ou bien s’il affirme par exemple que Berlin est une ville désagréable, on s’écrie aussitôt : « Pourquoi ne pars-tu pas par la première diligence ? » On arrivera bien d’une façon ou d’une autre à trouver une manœuvre. »
Stratagème 27
« Si un argument met inopinément l’adversaire en colère, il faut s’efforcer de pousser cet argument encore plus loin : non seulement parce qu’il est bon de le mettre en colère, mais parce qu’on peut supposer que l’on a touché le point faible de son raisonnement et qu’on peut sans doute l’attaquer encore davantage sur ce point qu’on ne l’avait vu d’abord. »
Stratagème 28
« Ce stratagème est surtout utilisable quand des savants se disputent devant des auditeurs ignorants. Quand on n’a pas d’argumentum ad rem et même pas d’argument ad hominem, il faut en avancer un ad auditores, c’est-à-dire une objection non valable mais dont seul le spécialiste reconnaît le manque de validité ; celui qui est le spécialiste, c’est l’adversaire, pas les auditeurs. À leurs yeux, c’est donc lui qui est battu, surtout si l’objection fait apparaître son affirmation sous un jour ridicule. Les gens sont toujours prêts à rire, et on a alors les rieurs de son côté. Pour démontrer la nullité de l’objection, il faudrait que l’adversaire fasse une longue démonstration et remonte aux principes scientifiques ou à d’autres faits, et il lui sera difficile de se faire entendre. »
Exemple. L’adversaire dit : au cours de la formation des montagnes primitives, la masse à partir de laquelle le granite et tout le reste de ces montagnes s’est cristallisé était liquide à cause de la chaleur, donc fondu : la chaleur devait être d’environ 200° Réaumur et la masse s’est cristallisée au-dessous de la surface de la mer qui la recouvrait. Nous avançons l’argumentum ad auditores en disant qu’à cette température, et même bien avant, vers 80°, la mer se serait mise depuis longtemps à bouillir et se serait évaporée dans l’atmosphère. Les auditeurs éclatent de rire. Pour nous battre, il lui faudrait démontrer que le point d’ébullition ne dépend pas seulement du degré de température mais tout autant de la pression de l’atmosphère et que celle-ci, dès que par exemple la moitié de la mer serait transformée en vapeur d’eau, aurait tellement augmenté qu’il n’y aurait pas d’ébullition, même à 200° Réaumur. Mais il ne le fera pas car avec des non-physiciens il y faudrait une véritable conférence. »
Stratagème 31
« Si on ne sait pas quoi opposer aux raisons exposées par l’adversaire, il faut, avec une subtile ironie, se déclarer incompétent : « Ce que vous dites-là dépasse mes faibles facultés de compréhension ; c’est peut-être tout à fait exact, mais je n’arrive pas à comprendre et je renonce à tout jugement. » De cette façon, on insinue, face aux auditeurs qui vous apprécient, que ce sont des inepties. C’est ainsi qu’à la parution de la Critique de la raison pure, ou plutôt dès qu’elle commença à faire sensation, de nombreux professeurs de la vieille école éclectique déclarèrent « nous n’y comprenons rien », croyant par là lui avoir réglé son compte. Mais quand certains adeptes de la nouvelle école leur prouvèrent qu’ils avaient raison et qu’ils n’y comprenaient vraiment rien, cela les mit de très mauvaise humeur.
Il ne faut utiliser ce stratagème que quand on est sûr de jouir auprès des auditeurs d’une considération nettement supérieure à celle dont jouit l’adversaire. Par exemple, quand un professeur s’oppose à un étudiant. A vrai dire, cette méthode fait partie du stratagème précédent et consiste, de façon très malicieuse, à mettre sa propre autorité en avant au lieu de fournir des raisons valables. La contre-attaque est alors de dire : « Permettez, mais vu votre grande capacité de pénétration, il doit vous être facile de comprendre ; tout cela est dû à la mauvaise qualité de mon exposé », et de lui ressasser tellement la chose qu’il est bien obligé, nolens volens (bon gré mal gré), de la comprendre, et qu’il devient clair qu’il n’y comprenait effectivement rien auparavant. Ainsi on a rétorqué. Il voulait insinuer que nous disions des « bêtises », nous avons prouvé sa « sottise ». Tout cela avec la plus parfaite des politesses. »
Stratagème 32
« Nous pouvons rapidement éliminer ou du moins rendre suspecte une affirmation de l’adversaire opposée à la nôtre en la rangeant dans une catégorie exécrable, pour peu qu’elle s’y rattache par similitude ou même très vaguement. Par exemple : « C’est du manichéisme, c’est de l’arianisme, c’est du pélagianisme ; c’est de l’idéalisme ; c’est du spinozisme ; c’est du panthéisme ; c’est du brownianisme ; c’est du naturalisme ; c’est de l’athéisme ; c’est du rationalisme ; c’est du spiritualisme ; c’est du mysticisme, etc. ». En faisant cela, nous supposons deux choses : 1) que l’affirmation en question est réellement identique à cette catégorie, ou au moins contenue en elle, et nous nous 27 écrions donc « Oh ! nous sommes au courant ! », et 2) que cette catégorie est déjà totalement réfutée et ne peut contenir un seul mot de vrai. »
Ultime stratagème
« Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant., cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personom pour faire la différence avec l’argumentum ad hominem. Ce dernier s’écarte de l’objet purement objectif pour s’attacher à ce que l’adversaire en a dit ou concédé. Mais quand on passe aux attaques personnelles, on délaisse complètement l’objet et on dirige ses attaques sur la personne de l’adversaire. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier. C’est un appel des facultés de l’esprit à celles du corps ou à l’animalité. Cette règle est très appréciée car chacun est capable de l’appliquer, et elle est donc souvent utilisée. La question se pose maintenant de savoir quelle parade peut être utilisée par l’adversaire. Car s’il procède de la même façon, on débouche sur une bagarre, un duel ou un procès en diffamation. Ce serait une grave erreur de penser qu’il suffit de ne pas être soi-même désobligeant. Car en démontrant tranquillement à quelqu’un qu’il a tort et que par voie de conséquence il juge et pense de travers, ce qui est le cas dans toute victoire dialectique, on l’ulcère encore plus que par des paroles grossières et blessantes. Pourquoi ? Parce que, comme dit Hobbes Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, possit magnifice sentire de se ipso (Toute volupté de l’esprit, toute bonne humeur vient de ce qu’on a des gens en comparaison desquels on puisse avoir une haute estime de soi-même). Rien n’égale pour l’homme le fait de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n’est plus douloureuse que de la voir blessée. (D’où des tournures telles que « l’honneur avant tout », etc.). Cette satisfaction de la vanité naît principalement du fait que l’on se compare aux autres, à tout point de vue, mais surtout au point de vue des facultés intellectuelles. C’est justement ce qui se passe effectivement et très violemment dans toute controverse. D’où la colère du vaincu, sans qu’on lui ait fait tort, d’où son recours à ce dernier expédient, à ce dernier stratagème auquel il n’est pas possible d’échapper en restant soi-même poli. Toutefois, un grand sang-froid peut être là aussi salutaire : il faut alors, dès que l’adversaire passe aux attaques personnelles, répondre tranquillement que cela n’a rien à voir avec l’objet du débat, y revenir immédiatement et continuer de lui prouver qu’il a tort sans prêter attention à ses propos blessants, donc en quelque sorte, comme dit Thémistocle à Eurybiade : πάταξον μεν ‘άκουσου (Frappe, mais écoute). Mais ce n’est pas donné à tout le monde.
La seule parade sûre est donc celle qu’Aristote a indiquée dans le dernier chapitre des Topiques : ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s’appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel ; et pour écouter les raisons de l’autre et s’y rendre ; des gens dont on sait enfin qu’ils font grand cas de la vérité, qu’ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu’ils ont suffisamment le sens de l’équité pour pouvoir supporter d’avoir tort quand la vérité est dans l’autre camp. Il en résulte que sur cent personnes il s’en trouve à peine une qui soit digne qu’on discute avec elle. Quant aux autres, qu’on les laisse dire ce qu’elles veulent car desipere est juris gentium (C’est un droit des gens que d’extravaguer), et que l’on songe aux paroles de Voltaire : « La paix vaut encore mieux que la vérité. » Et un proverbe arabe dit : « À l’arbre du silence est accroché son fruit : la paix. »
Toutefois, en tant que joute de deux esprits, la controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. Seulement, il faut que les deux adversaires soient à peu près du même niveau en savoir et en intelligence. Si le savoir manque à l’un, il ne comprend pas tout et n’est pas au niveau. Si c’est l’intelligence qui lui manque, l’irritation qu’il en concevra l’incitera à recourir à la mauvaise foi, à la ruse et à la grossièreté.
Il n’y a pas de différence essentielle entre la controverse in colloquio privato s. familiari (Dans une conversation privée et familière) et la disputatio sollemnis publica, pro gradu (La discussion solennelle et publique, selon le rang) etc. Si ce n’est que dans le deuxième cas il est exigé que le Respondens (Celui qui répond) ait toujours raison contre l’Opponens (Celui qui s’oppose), ce qui explique qu’en cas de nécessité le praeses (Le président de séance) doive lui prêter main-forte ; ou encore : dans le deuxième cas les arguments sont plus formels et on aimé les revêtir de la forme stricte d’une conclusion. »