Cela fait quelques semaines que j’ai lu Chien Blanc de Romain Gary. J’ai eu à l’issue de cette lecture envie d’écrire un article sur le roman, croisé avec le problème du racisme, principalement aux États-Unis. L’actualité a malheureusement confirmé la nécessité de faire part de cette lecture, et d’en construire une perspective nouvelle sur la situation actuelle.
Chien Blanc est une histoire autobiographique puisque c’est l’auteur lui-même qui narre cette rencontre avec un chien à Beverly Hills (Los Angeles) où il vit avec sa femme Jean Seberg, actrice américaine célèbre et engagée notamment aux côtés des Black Panthers. Il serait néanmoins très réducteur de dire que ce roman est l’histoire d’une rencontre avec Batka, un “chien blanc”, c’est-à-dire un chien élevé par la police américaine dans les états ségrégationnistes contre les Noirs. On y perçoit en réalité une réflexion plus profonde sur la société américaine et le problème racial aux États-Unis. La rencontre du chien engendre une oeuvre humaniste qui a pour toile de fond la société américaine, plus que jamais divisée depuis la fin des années 1960.
“Le Viêt-nam est la pire chose qui pouvait arriver au Viêt-nam, mais la meilleure chose qui pouvait arriver à l’Amérique : la fin des certitudes, la remise en question, la sommation à la métamorphose.“
Le chien est une incarnation de la haine envers les Noirs et Gary n’a plus qu’une idée en tête: parvenir à extirper cette haine du chien. Il entreprend de rééduquer l’animal, de lui désapprendre la haine par la manière dont il l’a appris car il n’accepte pas l’idée “du définitif, de l’irréversible, du dernier mot.”
Un deuxième point est la portée de cette tentative. À plusieurs reprises, il met le chien (auquel il s’identifie parfois) sur le même piédestal que l’homme, il les confond.
“Lorsque vous voyez dans un chien un être humain, vous ne pouvez pas vous empêcher de voir un chien dans l’homme et de l’aimer.“
“Ce qu’on appelait jadis l’humanitarisme s’est toujours trouvé pris dans ce dilemme, entre l’amour des chiens et l’horreur de la chiennerie.“
On comprend de cela que sauver cet animal c’est aussi sauver l’espoir, prouver que la haine de l’homme, au sein d’une société, même si cette haine est intrinsèque à cette dernière, n’est jamais irrémédiable. C’est un optimisme très humaniste qui poursuit Gary dans toute son oeuvre et au cours de sa vie.
Par ailleurs, l’auteur parle du racisme non seulement comme un problème de société, mais avant tout un problème humain:
” Et mes pensées, comme toujours, font des bonds elliptiques. Je me surprends à penser: On n’a pas le droit de faire ça à un chien… Je ne pense pas à Batka. Je pense à nous tous? Qui donc nous a fait ça? Qui donc a fait ça de nous?
Ne venez pas me parler de “société”. C’est la nature même de notre cerveau qui est en cause. La société n’est qu’un élément du diagnostic.”
C’est un ensemble bien plus large qui est en cause. C’est celle au sein de laquelle nous vivons et qui porte bien mal son nom : la civilisation. Mais le rôle de la société est indéniable. L’écrivain explique de sa plume:
“Je ne devrais pourtant pas leur en vouloir: ils ont des siècles d’esclavage derrière eux. Je ne parle pas des Noirs. Je parle des Blancs. Ça fait deux siècles qu’ils sont esclaves des idées reçues, des préjugés sacro-saints pieusement transmis de père en fils, et qu’ils ont pieds et poings liés par le grand cérémonial des idées reçues, moules qui enserrent les cerveaux pareils à ces sabots qui déformaient jadis dès l’enfance les pieds des femmes chinoises.“
Gary met ainsi en avant que les hommes sont victimes de ces préjugés, tels des “moules qui enserrent les cerveaux“, et sont en quelque sorte dressés, comme l’est Batka, par ceux qui contrôlent cette société. Mais sa critique concerne également les milieux militants anti-racistes. Il met en cause les motivations de certains activistes hollywoodiens de l’entourage de sa femme. Il raconte l’égoïsme et l’hypocrisie de ces organisations visant en réalité à soulager “non pas les Noirs, mais les Blancs […] de leur argent, et soulager leur conscience.” Sa critique est particulièrement virulente:
“Je sais qu’il y a dans les ‘bons camps’ autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais.“
Enfin, il évoque parfois l’absurdité des idées de certains militants Noirs, que la haine a pu déraisonner. Encore une fois, ces dérives inquisitrices d’activistes Noirs (membre des Black Panthers que Jean Seberg soutenait), parfois violentes envers sa femme, menacée de mort, sont un symptôme, une conséquence désolante du véritable “problème”.
Je voudrais enfin aborder un dernier point primordial, si ce n’est le plus important du livre à mettre en perspective avec notre société actuelle.
En effet, Chien Blanc permet aussi à Gary de faire une analyse étonnement pertinente sur la société médiatique qui ne fait que ses débuts dans les années 1960, ainsi que sur ses conséquences dans le débat public.
D’une part, il qualifie ce qu’on appelle de manière commune la société de consommation “société de provocation”. Il met en avant tous les effets, les paradoxes et les écueils de cette société.
“J’appelle ‘société de provocation’ toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit.”
Cette société aussi médiatique a un réel impact sur le comportement des individus:
“Une maison brûle, mais elle n’intéresse personne. Par contre, à cinquante mètres de là, devant la vitrine d’un magasin, on regarde les maisons brûler sur l’écran d’une télévision. La réalité est là, à deux pas, mais on préfère la guetter sur le petit écran : puisqu’on l’a choisie pour vous la montrer, ça doit être mieux que cette maison qui brûle à côté de vous. La civilisation de l’image est à son apogée.“
S’il savait… Aujourd’hui, ce n’est plus simplement la télévision, mais ce sont tous les autres médias, et les réseaux sociaux en tête, qui s’emparent du débat public et orientent les opinions des internautes, qui sont aussi au passage des citoyens.
Ces médias sont aussi un moyen d’expression*. On retrouve une fois de plus dans Chien Blanc un élément avec lequel on peut aisément faire le lien entre la situation des années 1960-70 et celle d’aujourd’hui, 2020.
Romain Gary critique dans son roman, comme on l’a expliqué plus haut, les réunions activistes qu’il a pu observer où chacun semble rivaliser par des actes de fausse bienveillance, des financements qui visent à “soulager” certaines consciences.
Il fait une analyse toujours très actuelle de ces milieux à l’occasion d’une discussion avec Bobby Kennedy (frère de JFK) lors de sa campagne électorale en 1968:
” Il faudrait faire une étude profonde de la traumatisation des individus par les mass media qui vivent de climats dramatiques qu’ils intensifient et exploitent, faisant naître un besoin permanent d’événements spectaculaires […] le vide spirituel est tel, à l’Est comme à l’Ouest, que l’événement dramatique, le happening, est devenu un véritable besoin. »
Les médias deviennent pour les activistes un moyen de “transférer leur névrose personnelle hors du domaine psychique, sur un terrain social qui la légitime. Ceux qui cachent en eux une faille paranoïaque se servent ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre ‘l’ennemi’.”
Cette vision des médias et de leur utilisation malsaine, et conséquemment immorale, fait dans une large mesure écho à la situation d’aujourd’hui.
Pour conclure, Romain Gary livre dans Chien Blanc son propre regard et révèle sa critique de la société américaine lors du tournant que représente l’année 1968. Il demeure optimiste et confiant en l’homme, car “il est moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haineuses venir s’abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie”. C’est face à un problème binaire que le lecteur est amené à mener une réflexion sur la situation des États-Unis à cette époque, à remettre en question et en cause ses évidences et ses fondements.
Pour finir sur une note positive, et parce que Romain Gary est un implacable optimiste, il écrit en parlant des États-Unis:
“[…] au plus profond de son désespoir, c’est un pays qui ne permet pas de désespérer.“
Gary s’exprime avec une plume exceptionnelle, remarquablement fine et sensible, comique et souvent très ironique. Chien Blanc est aussi l’occasion d’écrire sur lui-même. Car lui aussi est un “minoritaire-né“, claustrophobe dans sa propre chair, cloisonné “par erreur, dans la peau d’un homme.”
*Je n’évoque pas ici l’avantage qu’ils constituent pour faire entendre certaines voix sous-représentées et nécessaires à un réel changement dans la société!
Encore un article super intéressant et qui donne envie de découvrir cette oeuvre !
Il y a deux ou trois ans, j’ai vu une adaptation de ce roman en pièce de théâtre et j’ai vraiment beaucoup aimé.
Après avoir lu ton avis sur ce livre, j’ai encore plus envie de le lire ! 🙂
Merci beaucoup!! Je t’encourage à le lire, Gary évoque bien d’autres choses aussi, comme mai 68 en France.
J’ai pleins d’autres avis à donner sur l’oeuvre de cet auteur 😀 À suivre…