LE GUÉPARD – LUCHINO VISCONTI (1963)
Une adaptation du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa
“Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et des hyènes… Et tous, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la Terre.”
À l’heure où l’Armée des Mille conduite par le révolutionnaire Giuseppe Garibaldi débarque au Royaume des Deux-Siciles, gouverné par la dynastie des Bourbon, une famille aristocratique séculaire vit les derniers jours d’un monde déjà révolu. Cette citation, issue du roman Il Gattopardo (Le Guépard) de Lampedusa, que l’on retrouve également dans le film de Visconti, est prononcée par le Prince de Salina. Le Guépard est l’animal caractéristique du blason de la famille, mais peut également être une métaphore de ce Prince, incroyablement (pour ne pas dire monstrueusement) interprété dans le film par l’acteur américain Burt Lancaster. Son visage félin, embelli par ces favoris et par ce teint hâlé qui lui donnent une allure de lion, sa solennité et sa lucidité sur le monde qui bascule, en font un personnage singulier, attachant et voluptueux. Il est le portrait de la Sicile dont il parle magnifiquement lors d’une discussion nocturne avec un sénateur:
“Je suis un membre de la vieille classe dirigeante, fatalement compromis avec l’Ancien Régime et attaché à lui par les liens de la décence, sinon de l’affection. J’appartiens à une génération malheureuse, à cheval entre deux mondes, et mal-à-l’aise dans l’un et dans l’autre, et de plus je suis absolument sans illusion. Qu’est-ce que le Sénat pourrait faire de moi. […] Nous sommes vieux Chevally, très vieux. Depuis plus de 25 siècles nous portons sur nos épaules le poids de superbes civilisations toutes différentes, toutes venues d’ailleurs. Aucune qui soit née de nos cerveaux et de nos mains. […] Le sommeil, cher Chevally, un long sommeil, c’est ce que veulent les siciliens. Ils n’auront que de la haine pour ceux qui essaieront de les réveiller, même leur rapporter les plus merveilleux cadeaux. Et soit dit entre nous, je doute fortement que le nouveau Royaume ait beaucoup de cadeaux pour nous dans ses bagages. Chez nous toute manifestation, même la plus violente est un désir d’anéantissement. Notre sensualité, le besoin d’oublier. Nos coups de fusil, nos coups de couteau, un appel vers la mort. Notre paresse, la douceur de nos sorbets aux herbes magiques. Une soif de voluptueuse immobilité, c’est-à-dire encore la mort. […] J’ai dit les siciliens, j’aurais du dire la Sicile. Ce milieu, la violence des paysages, la cruauté du climat et chaque pierre prête à brûler. […] Je ne nie pas que certains siciliens de l’île transportés hors de l’île ne puissent réussir à se réveiller. Mais ils doivent s’en aller très jeunes, après 20 ans c’est trop tard. La peau est déjà du cuir.”
Le Prince prononce ces paroles au nom de la Sicile qui semble renouvelée, ou disparue, après son annexion en 1861 au Royaume d’Italie. Mais il évoque également une classe princière en déclin, “à cheval entre deux-monde”, qui doit désormais s’adapter au monde nouveau qu’annoncent les bouleversements de ce 19e siècle en ébullition. Enfin, il me semble que Salina parle tout simplement de lui. Il évoque son obsession pour la mort qui ne cessera de croître tout au long du film. Il voit en effet le monde changer et la jeunesse, déjà lointaine, en particulier incarnée par son neveu Trancredi et sa jeune fiancée Angelica, éclore sous ses yeux. Mais lui ne peut espérer participer à ces mutations sociales, politiques et culturelles. Cette prise de conscience se développe progressivement jusqu’à la fin du film.
Si j’évoque principalement le Prince, c’est parce que Visconti en fait le personnage central de son film et que c’est de son point de vue que l’histoire nous est contée. Il est à la fois un homme, époux et père de famille, et le symbole d’une période mouvementée de l’histoire italienne et européenne. Par sa clairvoyance il transcende les classes et les frontières. À la fin du film, lors de la somptueuse séquence du bal, de plus en plus hanté par la mort (sa propre mort qui se reflète dans celle d’un monde en déliquescence), il s’isole dans la bibliothèque. Il regarde un tableau de Greuze, La Mort du Juste. Cette scène pendant laquelle le Prince prend conscience de la vanité des hommes, de sa mort et de son vieillissement est l’une des plus importantes et saisissantes du film. Cela est considérablement amplifié lorsque Angelica et Trancredi entrent. Un contraste poignant se créé, et le jeu ambigu auquel joue Angelica en proposant au Prince une danse ébranle davantage le désarroi du Prince. Il ne voit plus en la jeune femme la jeunesse, mais la mort, sa mort, créant sous nos yeux un autre tableau de Vanités. La scène suivante de la danse est ainsi d’autant plus bouleversante, sensuelle, mélancolique et macabre.
Je vois ainsi un parallèle dans lequel se reflètent l’angoisse personnelle d’un homme face à l’idée de sa mort, et une forme de disparition d’un monde bientôt dépassé par les avancées politiques, sociales, culturelle…
J’aimerais tant mentionner d’autres scènes, faire des liens avec les idées précédentes, mais cela demanderait un autre format.
Néanmoins, j’évoquerai l’image sublimée par la musique. Cette dernière est de Nino Rota qui arrange des airs de Verdi et propose des compositions originales. L’image, réaliste, extrêmement détaillée, est éblouissante. Sans exagération, c’est un des plus beaux films, si ce n’est le plus beau, que j’ai eu l’occasion de voir. Chaque plan est à la fois esthétique et assez cru. On a l’impression de voir un défilé de tableaux, des palais splendides et luxueux aux paysages siciliens arides. Sans parler des costumes et de la lumière.
Je finirai par partager mon admiration pour les acteurs, pour leur jeu mais aussi pour leur beauté qui s’accorde parfaitement avec le reste de l’image et avec l’histoire, ce qui rend le film encore plus exaltant.
Pour le plaisir des yeux… ce qui devrait donner envie de voir tout le reste…
Le film s’ouvre sur la découverte d’un soldat mort dans le jardin du palais ou vit la famille, ce qui traduit les troubles qui ont lieu en Sicile.
Un Soldat mort de Velàzquez
La toute première scène avant la découverte du soldat, une scène de prière en famille.