Les Mémoires d’Hadrien furent écrites par Marguerite Yourcenar (de son vrai nom Marguerite Cleenewerck de Crayencour, Crayencour étant une anagramme de Yourcenar, ayant vécu de 1903 à 1987) après de nombreuses années de travail, de recherches et de réflexions, et furent publiées en 1951.
Communément désignées comme un roman historique, les Mémoires d’Hadrien représentent non seulement une fiction prenant pour toile de fond l’Histoire, mais aussi un véritable chef-d’oeuvre littéraire, humaniste et philosophique. Par définition, les Mémoires d’Hadrien constituent un témoignage très personnel de la vie de l’empereur Hadrien (76-138 ap. J.C.). Mais ce récit d’une vie singulière, et qui nous semble, à nous lecteurs du XXIe siècle, d’autant plus éloignée de la notre qu’elle remonte à presque deux millénaires, fait en réalité écho à la vie de tous, à travers les siècles. La vie d’Hadrien, bien plus que cela, Hadrien lui-même, est en fait un homme comme nous tous. À partir de son expérience, de son propre exemple, Hadrien médite en livrant ses mémoires et ses réflexions sur la condition des hommes, sur l’ordre des choses et du monde… C’est donc un récit qui doit être compris à la fois comme une recherche personnelle mais surtout comme une pensée s’élevant à un cadre plus vaste et universel.
Le projet de l’écrivain peut se résumer par les deux phrases suivantes:
La première écrite par Gustave Flaubert: « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. »
Marguerite Yourcenar ajoute :
« Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout. »
En effet, Marguerite Yourcenar prend la plume de l’empereur alors qu’il écrit une longue lettre à son successeur et fils adoptif Marc-Aurèle (121-180 ap. J.C.) * pour lui conter sa vie, des jours avant sa nomination par l’empereur Trajan, jusqu’à sa mort. La lettre se divise en plusieurs grands chapitres, comme ceux de la vie d’Hadrien. Plusieurs événements rythment sa vie et caractérisent ces chapitres, comme la rencontre puis l’amour avec le jeune Grec Antinoüs ou ses grandes oeuvres pour l’empire (ne voulant pas l’étendre d’avantage, il cherchait à l’enraciner, à « atticiser Rome »)
Ce livre, que je pense avoir lu au moment idéal de ma vie pour de multiples raisons pas forcément bien élucidées, m’a bouleversée. J’ai été au premier abord émerveillée par l’érudition de Marguerite Yourcenar et son talent d’écriture et de style. Nous avons non seulement l’impression de lire une excellente traduction du latin, mais aussi une exacte transcription respectant les aspects psychologiques et complexes de la vie et des mémoires d’Hadrien. Marguerite Yourcenar a su fusionner et sympathiser (au premier sens du terme, s’unir) avec l’empereur. C’est dire si la conception du livre a eu besoin d’une longue maturation: l’intimité extraordinaire entre l’auteure et l’empereur, la documentation sans faille et très poussée, sont autant d’éléments qui nécessitent des années de réflexions, de lectures et de gestation… Marguerite Yourcenar était en plus de cela une grande helléniste et écrivaine.
À la lecture des Mémoires d’Hadrien, je me suis inconsciemment imaginée être tombée sur cette lettre par hasard, en déplier les pages et la lire sans aucune pause, ne m’arrêtant que pour réfléchir à telle phrase, jouir de l’esprit et de la beauté qui en émanaient, et parfois la prendre en note. Je n’ai jamais désiré relever autant de phrases lors d’une lecture.
Voici quelques extraits (dans l’ordre du livre) qui ont fortement résonné en moi, et qui résonnent sûrement en chacun de nous:
« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. »
« Par une lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature. »
« Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. »
« En face d’une occurrence imprévue ou quasi désespérée, d’une embuscade ou d’une tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportait d’inattendu, et l’embuscade ou la tempête s’intégraient sans heurt dans mes plans ou dans mes songes. Même au sein de mon pire désastre, j’ai vu le moment où l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l’accepter. […] Et c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même. »
« […] j’en voulais à leur affection de s’inquiéter pour moi plus que moi-même, de ne jamais voir, sous les agitations extérieures, l’être plus tranquille à qui rien n’importe tout à fait, et qui par conséquent peut survivre à tout. »
« La Grèce appauvrie continuait dans une atmosphère de grâce pensive, de subtilité claire, de volupté sage. »
« Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir. »
« J’entrevoyais la possibilité d’helléniser les barbares, d’atticiser Rome, d’imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l’informe, de l’immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté. »
« Chaque fois qu’à mon tour le destin m’a dit non, je me suis souvenu de ces pleurs versés un soir, sur une rive lointaine, par un vieil homme qui regardait peut-être pour la première fois sa vie face à face. »
(cette phrase m’en rappelle une de Romain Gary dans Chien Blanc: « J’écris ces notes à Guam, face à mon frère l’Océan. J’écoute, je respire son tumulte qui me libère: je me sens compris et exprimé. Seul l’Océan dispose des moyens vocaux qu’il faut pour parler au nom de l’homme. »)
« Ma propre vie ne me préoccupait plus: je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. »
« Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses. »
« Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. »
« Je compris que ses méditations l’induisaient à croire que l’univers tout entier n’est qu’un tissu d’illusions et d’erreurs : l’austérité, le renoncement, la mort, étaient pour lui le seul moyen d’échapper à ce flot changeant des choses, par lequel au contraire notre Héraclite s’est laissé porter, de rejoindre par-delà le monde des sens cette sphère du divin pur, ce firmament fixe et vide dont a aussi rêvé Platon. »
Et tant d’autres encore que je ne peux pas toutes les mettre!!!
*Dans la Rome impériale, la pratique de l’adoption permettait aux empereurs de désigner un successeur qui n’était pas leur fils naturel.
Merci pour ce très beau texte, Alice, qui résonne d’autant plus quand on connait bien celle qui l’a écrit.
Merci de l’avoir lu 🙂