Noces
Noces rassemble quatre courts textes dont la dimension autobiographique est indéniable. L’écrivain y évoque l’Algérie de sa jeunesse, terre naturelle où l’homme peut s’accomplir et méditer sur son existence. Il cherche une liaison étroite et intime avec la nature, une association indispensable et inévitable à sa construction, à sa propre intégration dans la vie.
La ville de ruines et la nature qui l’entourent sont à plusieurs reprises personnifiées, on entend les allusions féminines que fait l’auteur. Il commence d’ailleurs le recueil utilisant la première personne du pluriel, un “nous” signifiant qu’il est accompagné, par une présence plus ou moins concrète mais bien vivante et inspiratrice. C’est une aventure très sensorielle voire sensuelle dans laquelle nous plonge le narrateur. Les mots et la syntaxe sont simples, s’alignant avec la personnalité et l’histoire de l’auteur, ainsi que la simplicité de la beauté de la nature, mais aussi du “singulier pays” qu’est l’Algérie.
Camus évoque une existence absurde, dont il est conscient. Il fait preuve d’une très grande lucidité à l’égard de sa condition et de celle des hommes.
La mort est quelque chose dont on ne peut avoir peur ou que l’on ne peut appeler. Il faut en être lucide même si cela s’avère douloureux.
«Mais les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : « Quand tu seras guéri… », et ils meurent. Je ne veux pas de cela. […] Pour moi, devant ce monde, je ne veux pas mentir ni qu’on me mente. Je veux porter ma lucidité jusqu’au bout et regarder ma fin avec toute la profusion de ma jalousie et de mon horreur. »
Le narrateur nous invoque de ne plus vivre de cette fatalité qui nous régit tous, ni de l’espoir qui fait de nous des hommes malheureux d’un idéal impossible. Il veut vivre dans le présent, et s’il n’évoque pas vraiment la révolte dans Noces, il se veut profondément lucide et conscient.
« Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance qui nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l’accomplissement, conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. »
Il parle de l’Algérie comme une terre sans souvenirs, démunie de tout, mais où les hommes, même dans la misère, peuvent mieux se nourrir de la vie.
«Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. […] À Paris, on peut avoir la nostalgie d’espace et de battements d’ailes. Ici, du moins, l’homme est comblé, et assuré de ses désirs, il peut alors mesurer ses richesses. […] Ce pays est sans leçons. Il ne promet ni ne fait entrevoir. Il se contente de donner, mais à profusion. Il est tout entier livré aux yeux et on le connaît dès l’instant où l’on en jouit. Ses plaisirs n’ont pas de remède, et ses joies restent sans espoir. Ce qu’il exige, ce sont des âmes clairvoyantes, c’est-à-dire sans consolation. Il demande qu’on fasse un acte de lucidité comme on fait un acte de foi. Singulier pays qui donne à l’homme qu’il nourrit à la fois sa splendeur et sa misère ! »
La solution (ou du moins une des possibles réponses à cette existence absurde et angoissante) est de vivre désespéré, spectateur et acteur de la beauté naturelle du monde et des hommes. C’est un long et laborieux apprentissage pour finalement connaître le bonheur.
«Ce grand cri de pierre que Djemila jette entre les montagnes, le ciel et le silence, j’en sait bien la poésie : lucidité, indifférence, les vrais signes du désespoir ou de la beauté. »
«Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. »
«J’apprends qu’il n’est pas de bonheur surhumain, pas d’éternité hors de la courbe des journées. Ces biens dérisoires et essentiels, ces vérités relatives sont les seules qui m’émeuvent. Les autres, les « idéales », je n’ai pas assez d’âme pour les comprendre. Non qu’il faille faire la bête, mais je ne trouve pas [48] de sens au bonheur des anges. […] Je n’exprime pas ici une complaisance de la créature dans sa condition. C’est bien autre chose. Il n’est pas toujours facile d’être un homme, moins encore d’être un homme pur. […] Mais enfin, ce qui me nie dans cette vie, c’est d’abord ce qui me tue. Tout ce qui exalte la vie, accroît en même temps son absurdité. Dans l’été d’Algérie, j’apprends qu’une seule chose est plus pratique que la souffrance et c’est la vie d’un homme heureux. Mais ce peut être aussi bien le chemin d’une plus grande vie, puisque cela conduit à ne pas tricher. »
Tellement de choses à dire et à approfondir sur ce mince recueil ! Mon esprit fourmille d’idées que je ne peux pas toutes exprimer. Chaque phrase mériterait d’être citée et contemplée, réfléchie et assimilée, car Camus nous offre une véritable ouverture sur la vie. Entre vision dépressive ou pessimiste et enthousiasme éclatant, on ne peut qu’apprécier ces lignes qui nous concernent tous et qui nous rassurent. Cependant, comme l’auteur le souligne, il s’agit d’un long apprentissage, d’une sagesse à acquérir par la méditation sur nous-même et sur le monde.