Cyrano de Bergerac
Je voudrais parler dans cet article d’un de mes personnages préférés de la littérature. Il s’agit de Cyrano de Bergerac de la pièce éponyme d’Edmond Rostand.
Cyrano est un personnage inspiré d’un poète et écrivain français contemporain de Molière. Mais le personnage de la pièce reste un être irréel à bien des égards.
C’est le personnage de théâtre par excellence lorsqu’on lit ou regarde la pièce (cela peut être contesté si on pense aux différentes adaptations cinématographiques, mais dans lesquelles il reste ce personnage de l’exagération, du tout et du rien). C’est aussi un héros comique et romantique, qui sait aussi bien manier les mots et les armes. Sensible et amoureux de Roxane, il est toutefois pudique et derrière son langage, son esprit et son panache, il cache ses failles. Il est sans-cesse dans une sorte de retenue, convaincu que jamais il ne sera aimé de celle qu’il aime à cause de son physique. Cette retenue parfois faillie elle-même et on assiste à des scènes incroyables comme la scène du balcon où, bien qu’il ne parle pas en son nom, Cyrano semble se dévoiler et se libérer d’un langage trop recherché et trop opaque qui se veut plus réfléchit que sincère.
Une des particularités de la pièce que j’aime le plus est la mise en abyme du théâtre dans le théâtre, de l’écriture dans l’écriture. Tout d’abord, les rideaux s’ouvrent sur une salle de théâtre, ce qui concrétise cette particularité. Cyrano est également un personnage qui se veut être l’auteur de sa vie, de ses actes et de ses répliques. Plusieurs passages sont caractéristiques de cette facette du personnage. Je pense notamment à la scène du nez et du duel dans laquelle il décrit ce qu’il fait comme s’il écrivait ses propres didascalies. Cyrano veut en somme être l’auteur de la pièce puisqu’il va jusqu’à décider et écrire le rôle de Christian qui semble n’être plus qu’un comédien.
Cependant, Cyrano est lui-même comédien puisqu’il se cache derrière l’identité de Christian par exemple dans la scène du balcon. Il se substitue au jeune homme pour pouvoir séduire Roxane. Le fait qu’il se représente comme celui « qui fût tout et qui ne fût rien » nous rappelle aussi ce qu’est le comédien, tout et rien à la fois.
Mais revenons rapidement à Christian. C’est un personnage que je trouve intéressant et qui à mon avis mériterait plus de reconnaissance. Il se complète à Cyrano ( Cyrano à Christian: « veux-tu me compléter et que je te complète? » ). Ensemble ils forment un « héros de roman », et c’est pour ce héros que s’est éprise Roxane. C’est aussi pourquoi elle dit dans la scène finale lorsque Cyrano est en train de mourir « Je n’aimais qu’un seul être et je le perds deux fois. » Cyrano lui dit d’ailleurs un peu plus tôt dans la scène :
« […] mais je veux seulement
Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil. »
Ainsi, on peut dire que la pièce raconte l’histoire de deux amours sacrifiés et impossibles mais la mort d’un seul héros. Néanmoins, Cyrano reste à mes yeux un héros au courage immensurable, un héros pour sa sensibilité, son esprit et toutes ses vertus. Il est aussi un héros du sacrifice, qui compromet la satisfaction de ses sentiments par respect, par amitié et pour l’honneur de Christian.
Pour en revenir à la conception de la pièce, Edmond Rostand s’est en effet inspiré du poète et libertin Hercule Savinien Cyrano dit Cyrano de Bergerac. On retrouve également dans la vie du « véritable » Cyrano les personnage de Roxane (Magdeleine Robin dite Roxane, précieuse et cousine de Cyrano de Bergerac), Le Bret, Christian (Christophe de Neuvillette)… Mais les personnages en sont bien différents, tout comme l’intrigue. Edmond Rostand ne s’est pas contenté de s’inspirer du vrai poète et de sa vie, il a aussi transmis dans l’âme de Cyrano une part de sa sensibilité, de son génie et de son goût pour la langue, pour les lettres. Il en a fait un personnage vaillant et sensible à la fois, mais rongé par les contradictions.
Une des anecdotes les plus célèbres et certainement celle qui illustre le mieux mon propos est la suivante:
Rosemonde Gérard (poétesse et épouse d’Édmond Rostand) raconte comment est née l’idée d’un Cyrano écrivant les lettres d’amour d’un Christian affligé de goutte à l’imaginative.
«C’est près de cette fontaine que, rencontrant un pèlerin passionné, qui venait sans doute se désenvoûter d’un amour malheureux, Edmond Rostand lui fit confesser son amour et son malheur :
« — Hélas ! s’écriait le jeune homme, j’ai beau parler, j’ai beau plaider, elle ne m’écoute même pas…
« — Mais que lui dites-vous ? fit Edmond Rostand, qui se trouvait connaître la jeune fille cruelle.
« — Je lui dis que je l’aime.
« — Et puis ?
« — Je recommence !
« — Et enfin…
« — C’est tout…
« — Quand elle vous aimera, cela suffira, conclut le poète, mais maintenant il lui faut autre chose. Je la connais : elle est pédante, précieuse, elle est même snob. Il lui faut des phrases, des paradoxes. Avant que, simplifiée par l’amour, elle n’ait besoin que d’un mot, il lui faut beaucoup de mots.
« Et dès lors commença cet étrange enseignement. Chaque jour, le jeune amoureux revenait prendre sa leçon près de la fontaine et repartait, comme rechargé par le poète de toute une électricité cérébrale et littéraire. Des documents, des citations, des aperçus, des profondeurs, des réflexions, des impromptus, des balbutiements, des audaces, tout un bagage éblouissant passait d’un cerveau trop gonflé dans un cerveau trop vide. Et le triomphe fut complet, quelque temps après, Edmond Rostand, rencontrant la jeune fille, entendit celle-ci lui dire ardemment :
« — Eh bien, mais vous savez, ce petit Amédée (il s’appelait Amédée) que j’avais jugé si quelconque, il est prodigieux : c’est un savant, c’est un penseur, c’est un poète…
« Hélas ! Amédée n’était rien de tout cela ; il n’était qu’un éphémère reflet… Mais la première idée de Cyrano était trouvée !… »
On en revient à l’idée de la mise en abyme, l’auteur se situe dans sa pièce. Une part d’Edmond Rostand est présente dans Cyrano. On retrouve les mêmes doutes, les mêmes angoisses chez Cyrano.
Pour terminer (même si on pourrait étendre le sujet sur des milliers de pages) je voudrais évoquer deux adaptations cinématographiques que j’ai beaucoup aimé. Bien-sûr, il s’agit du film de Jean-Paul Rappeneau avec l’interprétation sublime de Gérard Depardieu, mais aussi du pétillant film Edmond tout juste sorti (janvier 2019) qui est le récit de l’écriture de la pièce. (c’est une adaptation de la pièce de théâtre Edmond d’Alexis Michalik créée au Théâtre du Palais Royal en 2016. )